Papy, mon Papy.
Le mode aléatoire de mon lecteur de musique met une de ces chansons que l'on charge d'histoire de par les circonstances où on l'écoutait.
Telegraph Road de Dire Straits raisonnera pour toujours dans cette chambre d'ado ou j'ai appris que tu étais mort.
J’y retrouve le goût bizarre des cours au lycée avant un enterrement.
Ma petite soeur en lames, dévastée, obligée de devoir choisir sa tenue le jour de son anniversaire, comme tu es parti la veille.
Ma famille qui me demande de lire dans l'église, comme «tu fais du théâtre, tu vas faire ça bien!»
Pas le courage de répondre que c'est pas parce que je fais du théâtre que j'ai moins de peine que les autres.
Que j'en suis plus capable.
Puis mine de rien, j'ai été à la hauteur. J'ai mis le ton autant que je pouvais, une larme ou deux perlants quand même.
Un regard appuyé sur l'assistance pour les derniers mots.
Et je suis heureuse d'avoir fait, en hommage à toi, une des choses que je fais le mieux.
Ce cimetière froid où tu as rejoint ta femme, que je n'ai pas eu la chance de connaître.
Où mon père, en repartant aux côtés de son grand frère, a dit la phrase la plus triste que j'ai entendue.
«Voilà. On est orphelins.»
Papy, mon Papy.
Si j'en crois l'histoire, tu n'as été ni un père, ni un beau père parfait, loin de là.
Traumatisme d'une guerre, où tu es parti te jeter dans la gueule du loup allemand, en connaissance de cause.
Même ta femme, qui a remué ciel et terre pour te ramener, n'a pu t'arracher au devoir que ton pays t'imposait.
5 ans plus tard, te revoilà. 5 ans de prison, un passage en camp histoire d’en rajouter une couche, tu rentres, à pied.
De retour chez toi, l’un des deux seuls survivants de tout ton bataillon, regardé de travers par ton pays car pour en revenir, t’avais dû en lécher, des bottes de sale boche.
Tu fais 36 kilos.
Tu es écoeuré à vie du pain d’épice, une des rares choses que tu ais réussi à manger pour survivre.
Je me rappelle du bond de mon père, quand j’ai voulu une fois t’en couper un morceau.
Qui m’a arrêté dans mon élan, et qui a bien été obligé de m’expliquer pourquoi.
Mon père, ému au possible de trouver par hasard dans des archives vidéos sur la seconde guerre, une image furtive de ta femme sur un quai de gare, qui, après un regard mal-aimable à la caméra, fait un coucou à un soldat au loin.
Toi.
Il n'était même pas encore né.
Un jour je t’avais demandé de me raconter la guerre.
Tu m’avais fait un beau cours d’histoire, avec dates et tout.
Moi qui te demandait de parler de toi.
Je comprends maintenant que je sais, pourquoi tu n’as pas raconté ton histoire, le cauchemar que tu as vécu.
Mais sur le coup j’ai été déçue, imaginant que cette incompréhension entre nous était générationnelle…
Papy, mon Papy.
Oui, de ce que j’en sais, tu n’as pas été un père idéal.
Mais tu as été un grand père parfait.
Quand tu nous chantonnais, à ma sœur et moi, cette comptine désuète
« Dansons la capucine,
Y’a plus de pain chez nous
Y’en a chez la voisine
Mais ce n’est pas pour nous
Youuu les p’tits cailloux ! »
L'enfant trouvait ça rigolo.
L’adulte que je suis aujourd’hui pourrait en faire une étude de texte historique sur la famine.
Quand tu nous regardais, les yeux émus, en te disant à haute voix
« Ahhh, la France de demain »…
Je me demande souvent ce que tu penserais de nous, maintenant, la France d’aujourd’hui…
Serais-tu fier ?
Quand tu m’as offert mon dictionnaire des rimes, suite à mon prix pour les Vacances des Couleurs …
Et l’encyclopédie des œuvres littéraires françaises pour mon brevet, qui m’a servi pendant toutes mes études supérieures, et même avant…
Peut être toi seul avait compris que non, moi, contrairement aux autres membres de cette famille, ça ne serait ni les maths, ni les sciences !...
Cette fois ou tu nous a prêté ton cigare, à ma sœur et moi. Nous étions petites, peut être était-ce une manière de nous dégoûter du tabac ? Ou juste pour rire ? Je ne sais pas où tu voulais en venir, mais encore aujourd’hui, je trouve ça drôle.
Tes jeux d’échecs, les stratégies que tu découpes dans le journal tous les samedis. Qui ne te servent jamais, à ce que j’en vois.
Tes vieux dominos en ivoire.
Papy, mon Papy.
Tu as survécu à la seconde guerre, au deuil de ta femme, d’un de tes petits enfants. A plus de 80 ans tu continuais à aller travailler dans ton bureau, la boîte que tu as créée, l’après guerre ayant sûrement réveillé en toi la niaque d’un homme d’affaire intransigeant et efficace.
C’est le col du fémur qui t’as précipité dans la spirale de la vieillesse.
Dans mes transports remplit d’indifférence, mon mouchoir se mouille.
Je pense souvent à toi. On vivait dans la même maison, mais on ne se croisait que le week-end. Avant que ma mère s’en aille avec ses enfants sous le bras, te laissant mon père malheureux au possible.
J’espère que tu es fier de moi.
Les conversations d’adulte à adulte que nous aurions pu avoir me manquent.
Ton regard aimant, au maximum de l’antidémonstration familiale, me manque.
Et même les mémorables engueulades du samedi entre mon père et toi, qui grinçait des dents de ne pas trop oser contredire le patriarche que tu étais, me manquent.
Ça va faire 16 ans en mai que tu me manques.
Et tout les questions je pourrais te poser aujourd’hui resteront sans réponse, un vide absolu, que je comble avec le peu de souvenirs que l’enfant puis l’ado égoïste que j’étais a gardé de toi.
Papy, mon Papy.
Quand tu es parti, ce n’est pas une bibliothèque qui a brûlé.
C’est tout un pan de notre histoire.